damedecoeur

Les pluies diluviennes d’Août continuent de tomber sur Saigon, accompagnées de coups de tonnerre assourdissants. J’ai beau me persuader que je n’ai qu’une chance sur trente millions d’être frappé par la foudre, je rentre ma tête entre les épaules tout en écarquillant mes yeux pour voir à travers les cordes liquides. Ma Yamaha 110 centicubes (pourquoi 110 d’ailleurs ? C’est un des nombreux mystères de l’Asie) toussote un peu, surtout quand elle passe dans les nids de poules remplis d’eau noirâtre. En fait, il faudrait les surnommer nids d’autruches, ces trous béants qui ont déjà fait chuter plus d’un motard.

Enfin, vers 18h 20, j’arrive au Centre de la Jeunesse du 6e arrondissement, rue Nguyên Van Luông. A force de sillonner le Viêt-Nam, cela ne me surprend plus de voir des jeunes pratiquants d’arts martiaux continuer à gesticuler en plein air, sous la pluie, mais je frissonne doucement quand je vois deux jeunes vêtus de noir en train de croiser le sabre sur le sol glissant. Une légère glissade et le drame pourrait arriver. Attention … Non … c’est bon, ils se saluent, c’est la fin du combat.

La cour du Centre de la Jeunesse du 6e fait environ 500 m carrés et accueille (si l’on peut dire) 4 groupes d’arts martiaux différents. Les bleus du Vovinam, les noirs des arts martiaux traditionnels et 2 groupes de Tae Kwon Do. Tout cela dans une cacophonie !

Comme je fais presqu’1m 80 de haut, je n’arrive pas à passer inaperçu et le maître des lieux arrête son cours d’arts martiaux traditionnels pour le salut d’usage. En fait, il s’agit plutôt de la maîtresse et des lieux et de l’école.

Tiens, la pluie s’arrête, comme pour faire plaisir à ma modeste personne. Et si, pendant la petite cérémonie, je vous racontais l’histoire de cette école ?

Il était une fois une jeune fille nommée My Chi. Née à Vinh Long, dans le delta du Mékong, elle aimait tellement les arts martiaux qu’elle faisait l’école buissonnière pour pouvoir suivre les cours de son premier maître, un nommé Nam Chà. Certaines mauvaises langues prétendaient d’ailleurs qu’elle savait donner les coups de poings avant de savoir lire.

‘‘Montée’’ à Saigon pour les études secondaires, elle rencontra maître Thai Van Ty qui la forma surtout dans l’art de la self défense et du combat. Un peu plus tard elle rencontra maître Trân Tiên –un ancien officier des Services Spéciaux doublé d’un combattant hors pair-

Parmi les élèves de maître Trân Tiên, un jeune pratiquant nommé Thuy, qui avait derrière lui un passé de membre du Thiêu-Lâm (Shaolin en Vietnamien)

A force d’effectuer les mêmes mouvements, de se lancer des coups de pieds retournés ou de discuter philosophie, les deux jeunes se plurent et s’unirent avec la bénédiction des plus grands maîtres de Saigon. Ils devinrent ainsi les ‘‘Roméo et Juliette’’ des arts martiaux vietnamiens. Lors d’une coupe ou d’une manifestation sportive, on les voyait toujours ensemble, oeuvrant comme accompagnateurs, arbitres, soigneurs ou … compétiteurs.

Lui venant des arts martiaux d’origine chinoise et elle disciple des purs arts vietnamiens, ils décidèrent d’unir leurs connaissances et de les retransmettre sous l’appellation ‘‘Thiêu Lâm et art familial’’. Leur première école vit le jour à leur domicile en 1989 et ils choisirent de mettre au programme 15 leçons à mains nues et 15 formes avec armes traditionnelles.

Le temps s’écoula avec les inévitables hauts et bas, et malgré une rentrée d’argent plutôt modeste, ils eurent 4 enfants, deux garçons et deux filles qui devinrent vite de bons pratiquants d’arts martiaux.

Mais la vie est parfois cruelle et en 2003, Thuy partit définitivement au royaume des anciens maîtres d’arts martiaux. Inconsolable, My Chi eut du mal à continuer toute seule. Elle nous confie ainsi :
« le lendemain du jour de l’enterrement, je me retrouvai sur l’aire de travail au milieu de mes enfants et de mes élèves. Mais je mélangeai tout : les formes, les leçons, les armes. Je pleurai devant mes élèves et je n’arrivai même pas à prononcer les poèmes qui accompagnent les Quyên (Kata) »

« Quelques jours plus tard, des parents d’élèves sont venus … ils étaient super ! Il y avait quelques veuves qui surent utiliser les mots qu’il fallait pour me remettre sur selle, si je puis dire ! D’ailleurs j’ai vite créé un cours d’énergie interne à l’intention de ces parents. »

« En souvenir de mon mari, j’ai décidé d’apprendre la médecine traditionnelle pour compléter le travail des soins que nous avons étudié dans les arts martiaux. Et j’avoue que cela me réussit plutôt bien. J’arrive à guérir de nombreuses personnes dans le quartier, et surtout celles qui n’ont pas les moyens d’aller chez un médecin. Les plantes, les décoctions et les points de pression, cela ne coûte pas cher… Il m’arrive même de dispenser des soins gratuitement. Au fait, j’ai ici un produit qui enlève bien les bleus et les douleurs. »

Après avoir essayé de prendre quelques photos, votre reporter (sans fontière et sans un vêtement sec) se résigne à emmener la maître My Chi dans un studio photo nommé Công Huy, au N°450 Boulevard Trân Hung Dao à Saigon. Après avoir vu évoluer la maître, le responsable du studio propose de déchirer la facture de la location !

Un bonheur n’arrivant jamais seul, le directeur adjoint d’une chaîne de télé câblée qui passait par-là, décide de tourner un documentaire sur cette maître qui sait allier techniques de combat et soins humanitaires, le tout avec un amour du prochain plutôt rare… Une dame de cœur, quoi !

Si vous avez envie de connaître cette dame de cœur :
Centre Jeunesse du 6e arrondissement de Saigon
Ou : 170 / 1 C4 rue Tân Hoà Dông Phg 14 Q 6