chau-vietnam

Si mes souvenirs sont bons, j’ai dû commencer les arts martiaux vers l’âge de 6 ans. Cette année là, je rejoignais la 11e de JJR. La maîtresse (la mienne, mais c’est une maîtresse d’école) avait la fâcheuse habitude de nous empêcher de bavarder, et pire encore, elle avait la manie de mettre un collabo pour désigner ceux qui osaient le faire dans son dos.

Le collabo, pour ceux que ça intéresse, portait bien sûr des lunettes, une chemise blanche bien rentrée dans son froc, une gueule de fils à papa, des chaussures bien cirées et faites sur mesure, et des dents un peu en avant. Vous voulez connaître son nom à Tony ?

C’est la première fois que je me rebellais : comme le collabo me fit condamner pour la énième fois, mon poing partit. Convocation des parents, excuses-bisous auprès du collabo, copiage 100 fois de « je ne dois pas frapper mon camarade de classe », remontrances publiques du père etc …

Quand je rentrai chez moi, je m’attendis à des représailles parentales plutôt sévères. Eh ben non, mon père m’avait pris dans un coin et me fit ceci :

 » Tu veux te battre, soit, mais il faut toujours te battre pour une bonne cause. Sinon c’est de l’énergie perdue pour rien. Et si tu dois te battre, fais-le intelligemment, et pas forcément avec tes poings. « 

Mon père m’inscrivit dans une école d’arts martiaux qu’il connaissait bien (Malgré les lamentations de ma mère qui tenait à l’étanchéité de mon épiderme). C’est là que je commençais à souffrir. Je ne sais pas si on peut parler de bizutage, d’entraînement à la dure, ou tout simplement de sadisme de la part des autres pratiquants qui étaient tous plus âgés –et plus grands- que moi.

En tout cas, je tenais bon, malgré les lèvres ouvertes, les plaies, les écorchures, les foulures, les entraînements à la limite de la crise cardiaque. Faut dire que je me défoulais et , je l’avoue, je pensais secrètement que les arts martiaux m’aideraient à mieux me bagarrer.

Entre deux séquences de coups de poings et de coups de pieds (ou de lutte, ou de soins) le maître nous rassemblait et nous « faisait la morale ». Assis en cercle, nous l’écoutions religieusement. Moi j’ai retenu surtout cette leçon :

  • L’art martial vietnamien est très noble. Grâce à cet art, nos ancêtres ont réussi à libérer notre pays à plusieurs reprises et à renvoyer les envahisseurs chez eux. Vous n’allez pas utiliser un art si noble, voire sacré, pour vous bagarrer bêtement ou régler vos comptes ?
  • Bien sûr, si vous devez vous défendre ou défendre quelqu’un que vous aimez bien, ou défendre votre pays, vous avez le droit de vous en servir…Mais le reste du temps, à quoi cela sert d’être ‘‘fort’’ ?
  • Quand je dis fort, je pense bien sûr à vos muscles, à vos techniques de combat, mais je pense surtout à votre mental… car l’art martial est surtout une façon de penser : Vous pensez différemment des autres, vous pensez de façon supérieure, vous pensez à des choses que personne d’autre n’oserait penser. (là le maître donnait souvent des exemples tirés de l’Histoire, de certains combats auxquels il avait assisté, ou des anecdotes marquantes )
  • Etre fort mentalement, cela vous aidera dans la vie. Pas seulement pour vous battre, comme certains peuvent le croire. Le mental vous aidera à surpasser toutes les difficultés, à trouver des solutions pour tous les problèmes, à persévérer, à voir la vie autrement.
  • Et être fort, il faut que cela serve aussi à quelque chose. Car si votre force –physique et mentale- ne servait qu’à vous, ce serait très égoïste. Et moi, je n’aimerais pas penser que mes élèves sont égoïstes.

Plus tard, dans une autre institution, je retrouvais un peu la leçon de mon maître : « khoe dê phung su » , ce qui signifie « être en bonne santé pour servir ».

La vie s’écoulait, long fleuve impétueux avec des méandres parfois invisibles. J’ai eu maintes fois l’occasion de me battre –physiquement et techniquement- mais les leçons de mon maître me faisaient surtout me battre MENTALEMENT.

Je me suis retrouvé maître d’arts martiaux professionnel. Ce que n’était pas mon maître (je n’ai jamais su quel était son vrai métier, car il faisait plein de choses à la fois, il s’absentait souvent pour affaires, et je me souviens avoir vu des élèves le payer avec des poulets ou même des légumes)

Maintenant, je gagne ma vie honnêtement, pour ne pas dire confortablement. Et si je fais encore quelques combats d’entraînement, c’est pour être toujours au mieux de ma forme, et pour garder les réflexes si chèrement acquis par une vie de combattant. Mais je me souviens toujours des paroles de mon maître : « Etre fort il faut que cela serve aussi à quelque chose ».

J’ai passé le cap où je me bagarrais pour les autres (quoique …) et souvent les leçons de mon maître -décédé en 1989- me reviennent à l’esprit. Je pense que quelque part, mon maître peut être fier de moi, si l’au-delà existe…

« Oui, maître, je suis devenu peut-être le plus gradé dans ce pays d’adoption, je suis peut-être le plus haut diplômé dans ma partie ; mais je suis heureux de vous dire, maître : Ma force sert vraiment à quelque chose maintenant, car je me suis lancé dans un combat humanitaire. »


Sans vouloir donner de leçon à qui que ce soit,

Chers vous qui lisez ces lignes, chers vous qui avez la chance de gagner des milliers d’euros par mois, chers vous qui avez le temps pour aller danser de temps en temps, et si votre force –mentale ou financière ?- pouvait servir à autre chose ?

Vous ne pratiquez peut-être pas les arts martiaux, mais si , de temps en temps, seulement de temps en temps, vous appliquiez cette maxime : « Que votre force mentale (ou votre intelligence) serve à quelque chose ? »

Vous ne pratiquez peut-être pas les arts martiaux, mais si vous vous comportiez simplement, de temps en temps, comme de vrais êtres humains, soucieux de la misère de vos frères ?

Võ su’ Phan Toàn Châu

Additif : Pour ceux qui s’inquiètent de la santé du collabo de ma classe de 11e, qu’ils se rassurent : Je l’ai acheté avec de menus cadeaux comme des bonbons, des sucettes, des cahiers, des images… Ce qui fait que Tony est devenu sans le savoir le plus jeune racketteur de sa génération. Plus tard, j’aurai pu lui faire rembourser tout ce qu’il m’avait pris, mais j’étais devenu la plus jeune ceinture noire du pays, et je n’avais plus le droit moral de me servir comme ça de ma ‘‘force’’. Allez, Tony, quelque part, tu m’avais aidé à me réaliser…